La Cour de cassation consacre l’existence du harcèlement moral institutionnel

Droit social

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La Cour de cassation consacre l’existence du harcèlement moral institutionnel

Crim. 21 janv. 2025, FS-B+R, n° 22-87.145 Affaire France Télécom

Le 21 janvier 2025, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu une décision inédite à l’encontre d’anciens dirigeants de la société France Telecom (devenue Orange).

1. A l’origine du contentieux : de nombreuses suppressions d’emplois dans un climat anxiogène

A compter de 2006, le PDG et plusieurs dirigeants de la société France Telecom ont mis en place une politique d’entreprise visant, en trois ans, à supprimer 22 000 emplois et à encourager la mobilité de 10 000 agents.

En décembre 2009, un syndicat a déposé plainte du chef de harcèlement moral contre la société et certains des dirigeants qui ont été mis en examen pour avoir mis en place une politique « visant à déstabiliser les salariés et agents et à créer un climat professionnel anxiogène ».

 

En juin 2018, la société, le PDG, le directeur des opérations France, le directeur exécutif délégué ainsi que le DRH ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel du chef de harcèlement moral. D’autres dirigeants ont été renvoyés du chef de complicité de cette même infraction.

Par jugement du 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel a déclaré la société et certains dirigeants coupables des faits de harcèlement moral.

 

La cour d’appel de Paris a confirmé la décision de première instance par arrêt du 30 septembre 2022.

Les dirigeants de la société France Telecom ont formé un pourvoi contre cet arrêt.

2. La Cour de cassation consacre la définition du harcèlement moral institutionnel :

La Cour de cassation avait déjà estimé que des méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique pouvaient constituer un harcèlement moral si elles se manifestaient, pour un salarié déterminé, par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel (Cass. Soc. 22 oct. 2014).

 

 

La Cour de cassation définit désormais le harcèlement moral institutionnel comme « des agissements définissant et mettant en œuvre une politique d’entreprise ayant pour but de structurer le travail de tout ou partie d’une collectivité d’agents, agissements porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d’une dégradation, potentielle ou effective, des conditions de travail de cette collectivité et qui outrepassent les limites du pouvoir de direction ».

Elle définit une politique d’entreprise comme « la politique principale des ressources humaines, composante de la politique générale de la société, déterminée par la ou les personnes qui ont le pouvoir et la capacité de faire appliquer leurs décisions aux agents et de modifier les comportements de ceux-ci ».

Elle a considéré que constituent des agissements entrant dans les prévisions de l’article 222-33-2 du code pénal, et pouvant caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, « les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel ».

3. Comment les dirigeants pouvaient-ils être poursuivis sur le fondement du harcèlement moral institutionnel?

La Cour de cassation a eu à se demander si les dirigeants d’une société peuvent être poursuivis sur le fondement de l’infraction de harcèlement moral au travail pour avoir, en connaissance de cause, défini et mis en œuvre une politique générale d’entreprise de nature à entrainer une dégradation des conditions de travail des salariés.

La Cour de cassation s’est fondée sur trois critères permettant de retenir la responsabilité des dirigeants :

– Il n’est pas nécessaire de désigner précisément les victimes pour caractériser l’infraction

Pour caractériser l’infraction, la Cour de cassation précise que lorsque les agissements ont pour effet la dégradation des conditions de travail, il est nécessaire de désigner précisément les victimes de tels agissement. Mais lorsque les agissements harcelants ont pour objet une telle dégradation, il n’est pas exigé que des victimes soient individuellement désignées ni qu’elles soient en relation directe avec les auteurs de ces agissements, pourvu que ces dernières fassent partie de la même communauté de travail.

La Haute Cour prend d’ailleurs le soin de préciser que le terme « autrui » de l’article 222-33-2 du code pénal sur le harcèlement moral au travail peut être entendu comme « un collectif de salariés non identifiés ».

– Avoir connaissance des effets négatifs de la politique suffit à mettre en cause les dirigeants

Malgré ce que soutenaient les prévenus, il n’est pas nécessaire, pour caractériser l’infraction, de démontrer que les dirigeants avaient l’intention de nuire aux salariés dans la mise en œuvre de la politique. En effet, appliquant sa jurisprudence en la matière, la chambre criminelle a considéré que l’élément intentionnel du délit de harcèlement moral était constitué dès lors que les dirigeants avaient connaissance des effets négatifs du maintien de la méthode adoptée sur la santé des salariés et leurs conditions de travail.

En l’espèce, par des agissements concrets (« pression donnée au contrôle des départs dans le suivi des effectifs à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique », « prise en compte des départs dans la rémunération des membres de l’encadrement » et « conditionnement de la hiérarchie intermédiaire à la déflation des effectifs lors des formations dispensées »), les dirigeants ont créé un climat anxiogène au sein de l’entreprise et ainsi excédé très largement leur pouvoir normal de direction et de contrôle.

– Être attentif aux conséquences des politiques mises en œuvre et réagir face aux alertes

Dans sa décision, la Cour de cassation a non seulement reproché aux dirigeants d’avoir eu des actes positifs et réitérés dans la mise en œuvre de la politique de l’entreprise mais aussi de ne pas avoir réagi quand ils ont eu connaissance de ses effets néfastes sur les salariés. En l’espèce, la direction n’avait notamment pas pris en compte l’exercice du droit d’alerte par les syndicats pour mise en danger de la santé des salariés.

4. Quelles préconisations pour l’entreprise ? :

Les entreprises doivent prendre conscience des conséquences graves pour l’entreprise de comportements isolés de managers dès lors qu’ils concourent à un objectif commun non avoué de provoquer le départ de salariés.

Les employeurs doivent mettre en place des dispositifs d’alerte permettant aux salariés de dénoncer d’éventuelles situations de souffrance au travail et organiser systématiquement des formations sur les risques psycho-sociaux au bénéfice des managers.

En cas d’alerte déclenchée par un salarié ou par les instances représentatives du personnel, il est recommandé de mener une enquête lorsque les faits dénoncés paraissent circonstanciés et précis.
Hugo REVILLON
Benoit SEVILLIA

Associés

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